MONTRÉAL, le 5 févr. 2013 /CNW Telbec/ - Le projet de loi 14, première révision approfondie de la Charte de la langue française du Québec depuis sa création en 1977, créera un nouvel ordre linguistique mondial au Québec. De nombreux commentateurs laissent entendre que ce projet de loi n'est guère important; selon leur point de vue, ils le trouvent timide ou inutile. Mais selon moi, l'approche du projet de loi 14 est beaucoup plus insidieuse. Considérées dans leur ensemble, les 155 propositions de modification de la Charte de la langue française et d'autres dispositions législatives forcent le gouvernement du Québec, les fonctionnaires, les institutions publiques et parapubliques, les municipalités, les établissements de santé, les commissions scolaires, les syndicats, les entreprises privées ainsi que chacun des Québécois et des Québécoises à devenir des soldats chargés de protéger, de promouvoir et de défendre la langue française au Québec. Par le biais d'études, de rapports, de politiques, d'analyses, de mises en œuvre, de comportement ainsi que par l'exercice des droits et libertés individuels, tous ces acteurs devront contribuer, selon leur rôle, à assurer la primauté de la langue française dans tous les aspects de la vie au Québec.
Au sommet de cette hiérarchie préconisée, formée de guerriers linguistiques, règne le gouvernement dont les amendements proposés exigent de « … jouer un rôle d'exemplarité en matière linguistique… ». Sur un plan plus métaphysique, ces amendements affirment que la langue française « … constitue un puissant vecteur de cohésion sociale… propre à maintenir des relations harmonieuses… » Non convaincu que les modifications proposées à la Charte de la langue française suffiront pour parvenir à ce résultat désiré, le projet de loi 14 va plus loin : il modifie également la Charte québécoise des droits et libertés de la personne pour faire du droit de vivre et de travailler en français au Québec un droit de la personne et une liberté fondamentale. Sur le plan existentiel, le préambule de la Charte des droits du Québec sera modifié pour mieux souligner que la langue française est l'élément fondamental qui cimente la société québécoise (ou plus exactement : « … est un facteur fondamental de sa cohésion sociale »).
Convenons toutefois que la langue française au Québec est la langue la plus légiférée au monde. Avec le projet de loi 14, l'obsession linguistique atteint de nouveaux sommets en bureaucratisant le processus de prise de décision sur la langue et en confiant aux fonctionnaires serviles l'autorité administrative de réglementer l'application de cette politique. Au moins 73 des amendements proposés traitent de prises de décision linguistique, sans compter les initiatives de politiques administratives et ministérielles préexistantes.
Le projet de loi 14 comporte de façon implicite — et parfois explicite — un parti pris contre toute autre langue que le français, et tout particulièrement l'anglais. Ces amendements sont fondés sur l'hypothèse inhérente qu'une surveillance accrue et un durcissement de la politique linguistique constituent un besoin chronique, qu'aucune mesure ne saura satisfaire. Et ce ne sont pas les exemples qui manquent. Les modifications proposées annulent une réglementation gouvernementale qui autorisait auparavant les enfants des membres des Forces armées canadiennes — autrement inadmissibles — à fréquenter l'école publique anglaise. Manifestement, le fait de risquer sa vie ou de perdre un membre en combattant pour le Canada n'est pas suffisant pour permettre à vos enfants d'être inscrits au Québec à une école publique de langue anglaise. Les amendements proposés exigeront des cégeps anglais de créer des politiques visant à admettre en priorité les candidats d'expression anglaise lorsque les ressources et les finances des collèges sont insuffisantes. Bien sûr, le PQ a abandonné sa promesse électorale d'étendre la loi 101 au collégial, mais n'est-ce pas plutôt un moyen détourné et ingénieux de faire valoir la volonté gouvernementale visant à empêcher ceux qui n'ont pas le droit de fréquenter les écoles primaires et secondaires de langue anglaise de s'inscrire dans un cégep anglais? Les collèges connaissent déjà de graves difficultés financières. Maintenant, ils devront adopter une politique consistant à admettre en priorité les jeunes anglophones à une époque de pénurie des ressources plutôt que d'examiner toutes les demandes en fonction des résultats scolaires, sans égard à la langue. Les employeurs seront tenus d'examiner périodiquement leur besoin d'avoir du personnel qui parle une langue autre que le français et de le justifier, sinon ils s'exposeront à des sanctions. Pour la première fois, des municipalités officiellement bilingues pourraient perdre leur statut en dépit de leur volonté démocratique, en raison uniquement de changements démographiques. Les hôpitaux devront fournir sur demande des sommaires médicaux en français, si le dossier n'est pas rédigé dans cette langue. Les garderies devront se munir de politiques visant à faciliter l'acquisition de compétences linguistiques en français dès le jeune âge.
Cette bureaucratisation intensifiée de l'application des droits linguistiques va de pair avec la création du droit spécifique et de la liberté fondamentale de la personne de vivre et de travailler en français, dépassant de loin le droit et la liberté d'expression traditionnels. Le droit de vivre et de travailler en français signifie essentiellement que tout le monde doit pouvoir s'exprimer dans cette langue. Sinon la liberté de vivre et de travailler en français serait inutile, si une personne était incapable de l'utiliser pour communiquer avec les autres. En poussant ce raisonnement jusqu'à l'absurde, cela signifie qu'une adolescente pourrait exiger de ses parents de lui parler en français lorsqu'ils sont à table, puisqu'elle a le droit de vivre en français. Et si ses parents refusaient, ne pourrait-on pas soutenir qu'ils portent atteinte aux droits et libertés de leur fille, pour lesquels, selon la logique de ce scénario, ils pourraient être sanctionnés par la loi? Ces amendements ne laissent présager rien de bon sur la langue; ils ne souscrivent à aucune étiquette linguistique commune et, à partir de ces hypothèses restreintes, ils donnent le pouvoir de légiférer dans des sables mouvants linguistiques.
On pourrait faire valoir que le droit de travailler et de vivre en français donne aux employés œuvrant dans des établissements officiellement bilingues, dont les hôpitaux, le droit de communiquer en français avec des patients, sans craindre de sanction. Le projet de loi 14 apporte des modifications au Code du travail du Québec pour que les employés puissent demander réparation contre les employeurs qui exigent injustement qu'ils communiquent dans une langue autre que le français.
Le projet de loi 14 manipule l'exercice des droits et libertés individuels en faveur d'un seul objectif commun : la primauté d'une langue au détriment complet des autres. Il renforce les stéréotypes et crée des parias linguistiques. Son obsession à l'égard des prises de décision, constamment revues et mises à jour, ignore la riche dynamique en constante évolution de la société québécoise et sa capacité croissante à réaliser un équilibre et une harmonie linguistiques — sans qu'il soit nécessaire de promulguer une loi envahissante, rétrograde et redondante.
Si le projet de loi 14 est adopté, les tribunaux seront confrontés à une énigme juridique. À quelle liberté faudra-t-il accorder la priorité? Aux droits de la personne ou à ceux de la collectivité? Lesquels l'emporteront? Il n'y a ici aucun accommodement raisonnable. Rien ne qualifie le droit proposé de vivre en français le restreignant à la sphère publique. Il n'y a aucun sage ou judicieux compromis sur les interactions pratiques entre les gens. Aucun accent n'est mis sur ce qui est positif — un Québec fort n'a que faire d'un conformisme répressif. Selon la présomption, le Québec devra toujours, peu importe son dynamisme, mener désespérément un combat d'arrière-garde pour repousser l'offensive de la langue anglaise. Cette présomption est fausse, et le projet de loi qui s'en inspire devrait être retiré.
SOURCE : Me Michael Bergman

Michael N. Bergman, Avocat/Lawyer
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